La distillerie de Saconnex-d’Arve

Par une belle journée de printemps, il est agréable de se rendre à Saconnex d’Arve à pied et de s’arrêter à la distillerie pour y faire quelques emplettes. De Compesières, on descend en direction de Plan-les-Ouates, au milieu des vergers en fleurs, en empruntant le Chemin des Remparts, puis le Chemin Charles-Baudouin qui doit son nom à un personnage aux talents très divers. En effet, Charles Baudouin, fondateur de l’Institut international de psychanalyse et de psychothérapie de Genève, était aussi un penseur, un écrivain et un artiste. Marcheur invétéré, il aimait se promener dans la campagne pour y faire des croquis. On raconte aussi que ce distingué professeur avait coutume de descendre à pied jusqu’à Carouge. Là, il enlevait ses gros godillots et les dissimulait dans une cachette avant de mettre des chaussures plus convenables pour aller donner ses cours à l’Université !

Nous arrivons justement à la hauteur du Carmel, la maison à l’aspect insolite où il habitait. Prenez alors à droite et vous ne tarderez pas à apercevoir une grande bâtisse : la distillerie de Saconnex d’Arve. La distillerie de Saconnex d’Arve est la dernière du canton. Au début du siècle dernier, elle appartenait aux Fontaine, qui possédaient, comme la plupart des agriculteurs de la région, de nombreux vergers. Ils allaient vendre leurs fruits au marché et amenaient les surplus à la distillerie.

La Willamine

Cette entreprise est la première à avoir fait un alcool devenu très réputé : la Williamine. Cette trouvaille est due un peu au hasard. En effet, Les Fontaines avaient vendu la distillerie à Alphonse Saxoud, mais ils continuaient à produire des fruits. Un jour, ils voulurent vendre des poires Williams à un grossiste, mais ce dernier les ayant jugées impropres à la consommation les refusa. Ils proposèrent alors à Saxoud de les distiller. Ces petites poires ne payaient pas de mine, mais elles donnaient un alcool délicieux que Saxoud commercialisa sous le nom de Williamine.

A cette époque, les poiriers étaient peu répandus dans le Valais, mais le drainage de la plaine du Rhône permit le développement de cette culture. La distillerie Morand de Martigny se mit alors à produire de l’alcool de poire et racheta l’appellation de Williamine à Alphonse Saxoud.

En 1963, la distillerie de Saconnex d’Arve fut reprise par les frères Zumbach de Plan- les-Ouates qui vendirent leurs alcools sous une nouvelle appellation : « Eau de vie du Feuillu ». Cependant,  pendant toute cette période, c’est, Luigi de Bortoli, entré dans l’entreprise en 1957, qui sera le maître incontesté des alambics. Que distille-t-on à Saconnex d’Arve ? – Tous les fruits produits par les vergers de la région : prunes, prunelles, mirabelles, coings, abricots, pêches, pommes, poires, et bien sûr les cerises.

En 2001, c’est Daniel Brenner, viticulteur et œnologue qui est le maître des lieux.

Cependant, en 2014, la distillerie est menacée de disparition : elle doit être rasée pour laisser la place à des immeubles.

Cette entreprise artisanale, dépositaire d’un savoir ancestral, sera finalement sauvée par la volonté des habitants de Saconnex d’Arve qui fondent l’association Sacapéro, et persuadent la commune de Plan-les-Ouates – dont Saconnex d’Arve fait partie – de racheter l’entreprise. Cette association très dynamique s’est également opposée avec succès à la création d’une décharge sur des terrains se trouvant au-dessous de Compesières. Elle est animée notamment par Marie-Thérèse Delétraz que nous connaissons bien, car elle est venue plusieurs fois à Landecy avec ses ânes à l’occasion du feuillu ou de la fête du village.

Mais revenons à nos flacons !

L’absinthe

En 2006, René Wanner, installe ses alambics dans le bâtiment. Ce fin connaisseur en absinthe est né à Couvet dans le Val de Travers où foisonnaient alors les distillateurs clandestins. Il ressuscite une activité très présente dans le canton de Genève et qui, en 1908, avant la prohibition, était le deuxième producteur d’absinthe de Suisse de cet alcool très prisé, mais qui avait la réputation de rendre fous ceux qui en abusaient.

L’interdiction de fabriquer, de vendre et de consommer de l’absinthe donna lieu à diverses manifestations, comme cet l’enterrement de la « coueste » (nom local de l’absinthe) le 1er janvier 1908 à Plan-les-Ouates.

En 2015, d’autres artisans viennent s’installer dans le bâtiment : un brasseur (la Brasserie du Virage) et un encaveur (la Cave du Rouge-Gorge). En outre, des manifestations culturelles (conférences, lectures, expositions) se déroulent régulièrement dans ce lieu à l’atmosphère particulière dont l’enseigne représente un phénix renaissant de ses cendres.

Jusque dans les années 1970, on pouvait voir une distilleuse ambulante passer de village en village. A Landecy, elle s’installait dans la cour, en face de l’ancienne épicerie (Route du Prieur 49). Elle se trouve maintenant dans le bâtiment est sert encore chaque année à produire du marc et d’autres alcools subtils.

Depuis 2018, l’entreprise possède son propre verger composé de 55 arbres de variétés anciennes, plantés avec l’aide du WWF et de Rétropomme. Elle distille également les fruits d’agriculteurs de la région et de particuliers possédant des arbres fruitiers. Celui qui amène un tonneau bien rempli, aura droit à une distillation personnelle d’un titrage supérieur à celui des alcools qu’on trouve dans le commerce.

Mais il est temps de pendre le chemin du retour. On peut prendre, à la hauteur de l’ancienne école primaire, un petit sentier passant sous la Tour, vestige d’un château de quatre tours construit en 1300 par le comte de Genève Amédée II. Pillé par les Bernois en 1536, puis occupé par la Savoie lors des guerres avec Genève, il fut incendié puis démantelé en 1590. Au 18e siècle il y avait encore trois tours, deux en 1820. Il ne reste maintenant que la tour orientale. Au moment du Kulturkampf, elle fut couronnée d’une vierge en fonte, placée par la famille Montfalcon, propriétaire du lieu.

On aimerait encore s’arrêter à la ferme bio de Marie-Thérèse, voir ses ânes, ses chevaux, ses chèvres et sa basse-cour mais il se fait tard : ce sera pour une autre fois !

Nous remontons donc à Landecy par le Chemin de Verbant, traversons avec prudence la Route des Hospitaliers et regagnons nos pénates par le Chemin Perdriau!

Emilien Grivel

14 janvier 2021

 Confinement à Landecy pendant la Seconde guerre mondiale

Né peu avant la seconde guerre mondiale, j’ai gardé quelques souvenirs de cette période dramatique. J’en narre quelques-uns dans l’espoir d’apporter un peu de réconfort à celles et ceux qui supportent mal la situation actuelle, bien moins grave, même si elle présente certaines similitudes.

 

La peur

La guerre éclate, une compagnie prend position à Landecy. Les soldats logent chez l’habitant. Parmi eux des suisses-allemands dont la connaissance du français est parfois rudimentaire.

«J’étais sur les vignes!», raconte Alfred Barthassat, avec Jacky Despraz. «Un soldat suisse-allemand nous a arrêté. Il nous prenait sans doute pour des réfugiés, mais on n’arrivait pas à lui faire comprendre que nous étions des enfants de Landecy. Finalement, c’est Santschi, le jardinier des Micheli qui est venu nous délivrer!!!»

Odile Comoli entendait la nuit, depuis Charrot, les aboiements des chiens policiers traquant les fugitifs le long de la frontière.

La petite Suisse était entourée par les forces de l’Axe. Mes parents écoutaient anxieusement les nouvelles de l’avance des troupes allemandes à la radio, mais mon père, pour me rassurer, me disait qu’un soldat suisse valait dix soldats allemands!

Je croyais que les soldats, la garde locale et les barbelés devaient nous protéger d’une invasion. En fait ce dispositif servait surtout à éviter les passages clandestins.

Les troupes territoriales et de couverture des frontières étaient composées par des hommes de la Landwehr et de la Landsturm munis d’armes légères (Ce n’est qu’en 1943 qu’elles furent dotées d’armes plus lourdes leur permettant de tenir une position).

Quant à la garde locale, des hommes âgés encore valides, elle n’aurait probablement pas pesé lourd en cas d’attaque. Son rôle se limita à assurer un minimum de sécurité et le respect des consignes (obscurcissement, couvre-feu).

 Un jour, j’ai pris un morceau de charbon dans la cave et j’ai dessiné des croix gammées sur le mur de la maison, en face de chez nous. On me fit effacer lafâcheuse inscription séance tenante !

 

Le passage de la frontière

Des juifs guidés par des passeurs, franchissaient la frontière en s’engageant, dans le tunnel de l’Arande, sous la voie de chemin de fer et la route de St-Julien, avançant dans le ruisseau, de l’eau jusqu’aux genoux. Ils montaient dans les vignes sans même voir le château d’eau et, atteignant Landecy, plongé dans les ténèbres, frappaient aux portes des maisons.

Le 4 novembre 1942, vers 2 heures du matin, 5 personnes ayant franchi la frontière, un couple avec un enfant et deux adolescents frère et sœur errent dans le village. Mon père téléphone au poste de gendarmerie de La Croix-de-Rozon et un gendarme vient les chercher. Ils sont ensuite transférés au poste de Bernex pour être interrogés. Hébergés au camp des Charmilles, ils seront par la suite internés dans d’autres camps plus à l’intérieur de la Suisse. D’autres juifs n’auront pas le même destin, spoliées par des passeurs sans scrupules ou refoulés par les soldats ou les douaniers suisses.

«Il y avait un point de passage entre Bossey et Evordes. Il arrivait que des familles juives, se voyant sur le point d’être capturées par les Allemands, lançaient les bébés par-dessus les barbelés!», m’a raconté Paulette Guyot née Boymond (la mascotte des soldats cantonnés à Landecy).

Les parents de Cécile Brun, paysans de Charrot, hébergeaient des soldats. Une nuit un soldat est rentré avec une femme juive et un nouveau-né qu’il avait emmitouflé dans sa capote. Il avait trouvé cette femme gisant dans un champ au sud du village et il l’avait aidée à accoucher. Pendant que les parents de Cécile la réconfortaient, le soldat alla téléphoner au poste de Bardonnex et une ambulance vint la chercher. Elle n’avait pas dit son nom et on perdit sa trace.

Parmi les personnes traversant la frontière clandestinement on trouvait aussi des espions, des membres de l’Armée secrète, des déserteurs, des «!collabos!», des Français voulant échapper au STO (Service du travail obligatoire), des contrebandiers.

 

Le rationnement

Le boulanger mettait des pommes de terre dans le pain pour économiser la farine et il y avait des cartes de rationnement pour tous les aliments. Mon père élevait un cochon dans le bûcher transformé en boiton. Pour le nourrir, il s’entendait avec le fourrier de la compagnie – les cuisines se trouvaient dans la maison de la mère de Hugo Coulon – et récupérait les déchets.

Décembre. Un boucher dut venir de Carouge à vélo pour tuer le cochon. Je demandai la permission d’assister à la scène. Mon père se leva avant l’aube pour préparer la chambre à lessive, qui allait servir de laboratoire, et pour allumer le feu sous la lessiveuse. L’animal fut attaché à un arbre. Le boucher s’aperçut alors qu’il avait oublié de prendre le pistolet ad hoc. Il dut abattre le cochon avec une hache… Les cris du goret résonnent encore dans mes oreilles.

 La suite des opérations me laissa un meilleur souvenir. L’eau bouillante de la lessiveuse fut déversée dans une baignoire en bois. L’animal lavé et rasé fut ensuite débité sur une grande table. Les meilleurs morceaux furent mangés sans tarder, jamais je n’avais dégusté de côtelettes aussi délicieuses, sans parler des «greubons»!! Le reste alla au saloir et les saucissons furent suspendus à des fils tendus au plafond.

 

L’autosuffisance alimentaire et la salubrité

Du fait des restrictions, on tirait le meilleur parti du jardin potager. On y trouvait une grande variété de fruits et de légumes, mis en bocaux ou gardés à la cave.

On ne jetait pas la nourriture!: il fallait finir son assiette, même si on n’avait plus faim ou que le plat n’était pas à notre goût. Ma mère faisait réchauffer les restes et préparait des plats économiques comme les croûtes dorées, les croûtes à la confiture de framboise, la charlotte aux pommes ou le matefaim.

Les ordures ménagères étaient jetées au «ruclon», un local cimenté construit au fond du jardin pour ne pas être trop importunés par l’odeur et les mouches. On achetait rarement des conserves ! : de temps en temps une boîte de ravioli «Roco» ou une boîte de sardines. Les boîtes étaient écrasées pour prendre moins de place et stockées dans une boille à lait recyclée en poubelle qu’on amenait une fois pleine, c’est-à-dire une fois par année à Fémé, avec une brouette. On la vidait dans une cavité servant de décharge qui se trouvait à l’emplacement des jardins familiaux actuels. En revenant de l’école, il m’arrivait de m’y arrêter pour fouiller dans les détritus!!

 

L’isolement

Des paysans de la Commune comme les Despraz ou les Charrot bénéficiaient de laisser-passer pour cultiver leurs champs sur France et ramener leurs récoltes en Suisse.

On descendait les vignes pour aller voir les gardes-frontières italiens avec leur chapeau à plumes, en sentinelle sur la route de St Julien. Ils nous lançaient des sous par-dessus les barbelés pour qu’on aille leur acheter des cigarettes chez l’Alice, la patronne du café de Landecy.

 

La solidarité

Nous sommes au printemps 1944, les Allemands battent en retraite. Harcelés par des maquisards, ils incendient des villages: Viry, Chevrier, Valleiry. Depuis les vignes, on voit la lueur des incendies. Les habitants d’Archamps et de Collonges, craignant de subir le même sort se sauvent vers la Suisse qui ouvre la frontière. Certains trouvent refuge chez des parents ou des amis à Landecy ou à Charrot les autres gagneront Carouge par le tram et seront hébergés à l’école des Pervenches. Les Carougeois leur apportaient toutes sortes de bonnes choses à manger, du chocolat ou des oranges, un fruit que certains enfants mangeaient pour la première fois. L’alerte fut heureusement de courte durée et le lendemain des trams les ayant ramenés à Rozon, ils retrouvèrent leurs maisons intactes.

 Comme beaucoup de familles d’origine savoyarde de la commune, les Barthassat, les Despraz, les Roguet, les Boymond, les Bussat, nous fûmes séparés pendant près de cinq ans de nos parents et amis habitant de l’autre côté de la frontière, à Collonges-sous-Salève, à Archamps, à St Julien ou à Feigères.
Quant aux lettres venant de France, elles étaient préalablement ouvertes par la censure allemande.

Cette rupture entraîna un changement de mentalité et favorisa une
«helvétisation» de Genève. Les nouvelles générations et les habitants arrivés après la guerre dans la commune ont une perception différente des populations vivant «de l’autre côté».

Les points communs sont de plus en plus rares, mais certaines traditions subsistent aujourd’hui encore de part et d’autre de la frontière, notamment dans le domaine culinair: les atriaux, la longeole, la fondue, les rissoles.

 

Emilien Grivel
25 novembre 2020

Le Feuillu

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Le Feuillu est une tradition très ancienne qui émane de rites pratiqués depuis des temps immémoriaux par les sociétés agraires.

A la fin de l’hiver, le renouveau de la nature et la période des amours étaient célébrés par des chants et des danses et par des présents aux divinités pour qu’elles accordent des récoltes abondantes.

Ces festivités païennes étaient réprouvées par la religion chrétienne qui cherchait parfois à les interdire.

Jusqu’à la fin du 19e siècle, elles prenaient la forme de deux cortèges :

Celui des garçons qui déambulaient dans le village en suivant « la bête », une structure en bois garnie de feuillage, portée par un adolescent vigoureux. Elle évoquait le départ du « vieil hiver qui grogne ».

 

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« La bête » à Compesières en mai 1931